Un fonctionnaire est-il un panneau d’affichage religieux ?

Un fonctionnaire est-il un panneau d’affichage religieux ? Ma carte blanche parue dans le soir de ce mercredi 8 janvier 2014.
http://www.lesoir.be/397171/article/debats/cartes-blanches/2014-01-08/un-fonctionnaire-est-il-un-panneau-d-affichage-religieux.

Grosse ambiance, il y a quelques jours au Parlement bruxellois. J’y soutenais l’idée que les signes convictionnels  n’ont rien à faire dans la fonction publique bruxelloise : un fonctionnaire n’est pas un panneau publicitaire religieux : il est payé par tous les citoyens, il doit servir tous les citoyens sans afficher ses opinions et sa philosophie. Ni voile, ni croix, ni kippa, ni couteau sikh, ni flambeau laïque, ni slogan ou photo d’un parti ou d’une personnalité politique. Un fonctionnaire se doit d’être neutre ! A l’occasion de ce débat, qu’ai-je à nouveau constaté (hormis la très mauvaise humeur et l’agressivité de quelques-uns ?). Ce fait consternant : beaucoup de nos responsables politiques sont atteints du syndrome des trois singes : « Je ne dis rien, je n’entends rien, je ne vois rien ». Surtout, ne parlons pas de ce qui fâche… Et pourtant, l’absence de règles précises concernant l’interdiction ou non du port des signes convictionnels à l’école, dans la fonction publique fédérale, régionale, communale et intercommunale mène à des décisions disparates, contestations, recours en justice. Il est temps de se montrer clair et courageux : empêcher l’intrusion du religieux dans les services publics, c’est permettre de sortir de la logique de l’exclusion, de l’affrontement, du fractionnement, des identités concurrentes. C’est définir un espace de paix respectueux de chacune et de chacun.   Oui, il est temps de légiférer ! Ce débat est fondamental pour le vivre ensemble et mieux encore : pour faire société ensemble. Que des groupes culturels, religieux, philosophiques, ethniques, s’expriment pacifiquement dans la société est tout à fait légitime. En revanche, qu’ils tentent d’obtenir des représentations spécifiques en tant que tels dans les services publics et de l’Etat ne l’est pas. Il a fallu des siècles de lutte, en Europe, pour mener à accepter l’idée et la pratique de la sécularisation de notre société et à la privatisation de la foi. Il a fallu des convulsions sanglantes, des guerres de religion effroyables pour que les défenseurs de la séparation de l’église et de l’Etat, du Droit et de la foi parviennent à changer enfin nos sociétés – avec des succès divers, reconnaissons-le. Sans ces penseurs et acteurs des Lumières, nous serions encore en plein obscurantisme. Ici, en Belgique, l’idée de neutralité de l’Etat a fait son chemin. De même que les conquêtes laïques comme le droit à la contraception, à l’interruption volontaire de grossesse, au divorce, à l’accouchement sans douleur, au droit à mourir dignement, au mariage pour tous, à l’égalité légale des sexes. Or, voilà qu’ici et maintenant et à travers l’Europe entière, sous la pression des intégristes et des identitaires de toutes étiologies, il faudrait retourner en arrière ! Et face à ce phénomène régressif, une certaine classe politique semble avoir subi des mutations génétiques telles qu’elle est atteinte de troubles de la mémoire. Pourtant, il est de notre responsabilité politique de cesser de jouer aux pompiers pyromanes. Penser qu’on peut garantir la paix démocratique en cédant aux revendications des activistes religieux, c’est pêcher par cynisme ou calcul électoraliste. C’est adopter la stratégie de la soumission. C’est montrer que  notre capacité de résistance est élastique. C’est ouvrir le boulevard des surenchères aux revendications des extrémistes de tous bords qui se renforcent mutuellement et, parfois, se ressemblent étrangement. A force, pour les groupes intégristes  (des évangélistes chrétiens aux islamistes, en passant par l’Opus Dei) de se renforcer, à force pour leurs alliés relativistes de promouvoir les particularismes et à force pour la droite extrême d’en tirer profit, on nourrit une ambiance de repli sur soi, de prurit identitaire, de racisme, de musulmanophobie, de victimisation, on fait le jeu des fondamentalistes, on arrose le terreau propice aux extrêmes. La démocratie ne peut devenir le terrain de chasse de ceux qui veulent, exploitant le désarroi ambiant, imposer à leur communauté, voire à toute la société, leur mode de vie, leur croyance, leur conception de la « pureté », ethnique ou religieuse. Entre une partie de la gauche qui flatte son électorat sans l’inviter à s’émanciper, une fraction de la droite qui retrouve les accents du laisser-faire laisser-aller, l’extrême-droite  qui affirme que, par nature collective et par origine, certains citoyens ne seraient pas intégrables, et les intégristes qui bâtissent patiemment leurs chevaux de Troie, notre démocratie ne se porte pas bien – litote. Le poisson pourrissant par la tête et le mauvais exemple venant d’en haut, la porte est ouverte à toutes les dérives. Semaine après semaine, j’écoute et j’entends ces femmes, ces hommes, ces jeunes qui témoignent que, dans leur quartier, dans leur communauté, dans leur famille, parmi leurs amis, ce sont les intégristes qui montent ou qui font la loi, assurés de leur impunité, certains que rien ne peut les empêcher de progresser. Je sens et je constate aussi qu’un peu partout, de plus en plus de gens se recroquevillent et se défient, et qu’en conséquence, les extrêmes des uns nourrissent les extrêmes des autres : les remugles des racismes, de xénophobie et d’antisémitisme remontent de toutes parts. Alors, dites-moi : à quoi ressemblera notre société dans vingt ans ? Que léguerons-nous à nos enfants ? Dites-moi quel message nous adressons à ces femmes et à ces hommes qui, ici, et à travers le monde risquent leurs vies en luttant contre les totalitarismes religieux ? Dites-moi ce que ressentent les femmes et les jeunes filles musulmanes qui se font traiter de putes et d’irrespectueuses parce qu’elles vivent les cheveux au vent ? Dites-moi ce que pensent celles et ceux qui, ayant fui des pays écrasés par les chapes de plomb des idéologies dictatoriales, voient les mêmes progresser autour d’eux ? Plutôt que de confondre le droit à la différence avec la différence des droits, de tolérer l’intolérable au prétexte de ne pas stigmatiser des populations défavorisées, plutôt que de se disputer le titre de champion du communautarisme dans la course au succès électoral, nos élites politiques ont le devoir d’inspirer des visions nouvelles du progrès pour tous : pas chacun dans sa petite boîte identitaire. Pas chacun de son côté : tous et toutes ensemble. Il est donc également temps de proclamer et de prouver par l’exemple, et pas seulement par les beaux discours, que les citoyennes et citoyens issus de l’immigration sont des citoyens à part entière  avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, sans considération d’origine, de couleur, de religion. Pour cela, et corollairement, il est plus qu’urgent de s’attaquer aux discriminations et de donner espoir à la jeunesse si l’on ne veut pas qu’elle soit attirée par le chant des sirènes intégristes. Prenons des mesures concrètes pour lutter, dans de nombreux quartiers, contre la violence économique, sociale, de rue, le décrochage scolaire, le manque d’accompagnement scolaire, la stigmatisation des jeunes et leur mise à l’écart des processus d’insertion sociale, les discriminations en matière d’emploi, de logement, d’éducation, de loisirs. Le sentiment d’abandon et d’une revanche à prendre, le sentiment de ne pas être entendu, attise le feu de toutes les extrêmes identitaires, de tous les fascismes. Voilà pourquoi, en tant que citoyenne belge, en tant qu’élue du peuple, en tant que femme de culture musulmane, en tant que militante agissant aux côtés des hommes et des femmes de la Terre luttant pour l’égalité, la laïcité et la mixité, j’en appelle à la réflexion et à la mobilisation de toutes et de tous. J’en appelle à toutes celles et ceux qui, à droite, à gauche, au centre, aux acteurs de terrain, aux citoyennes et aux citoyens, s’inscrivent dans la vision d’une société universaliste  héritée des Lumières, et non d’une société différentialiste. Il est grand temps que les démocrates prennent leurs responsabilités et s’unissent pour fixer des balises. Il est plus que temps de légiférer pour clarifier le débat. L’inscription du principe de la neutralité des services publics et de la laïcité dans la constitution de l’Etat fédéral est une priorité. Je lance un appel aux consciences des démocrates. Fatoumata Sidibé Députée de la région de Bruxelles-capitale, écrivaine et peintre

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